Les Voiles

Et la voile se gonfle comme le vent s’y engouffre et les cordes se tendent en retenant son souffle et avancer ainsi ensemble sur la mer chargés de songes de rires et de souvenirs amers

si un soleil implacable ébloui le bleu de l’onde l’astre froid de l’exil éviscère la joie retirée du monde quand est rompu l’ombilical cordon du regard qui nous retenait à la terre comme un train à sa gare mais traverser cette mer c’est revenir d’entre les morts – bien qu’il soit absurde d’y croire on s’entasse en estive dans le noir tanguant au gré des courants marins nos corps donnent des coups de reins pendant que des vagues inlassables s’enroulent nous cherchons nos visages au firmament de la houle et nos mains commandent impérieusement l’abordage du détroit où l’océan investit la mer avec effroi

le mât vertébral de notre embarcation ouvrant les bras en croix déchire en haillons la blanche tunique d’étoupe de la grand-voile devant le mur d’orage que la tempête envoie entre les parois érodées des entrailles travaillées par le limon que les marées étalent

la voile même rafistolée hisse le libre étendard de préférer le risque du naufrage plutôt que de contempler un ventre tenaillé par la faim qui fait rage quand les vagues contraires nous sont rien ne dit qu’elles ne pousseront demain sur la rive notre esquif jusqu’aux rêves que l’équipage esquisse

des méduses autour de notre radeau dansent avec grâce pendant que je m’attache à un gilet de sauvetage sur lequel il serait illusoire de fonder quelque espoir

et mon cœur ballotté oscille aussi d’atteindre l’autre côté du désert marin où les vagues creusent des gouffres tourbillonnants et des tombes si nous chavirons tout seuls au loin prisonniers de la soute poussant des cris engloutis dans l’immensité sourde

aujourd’hui le ciel est noir et la mer serait noire si les zébrures de l’écume ne striaient de blancs albatros la surface à coups d’ailes à coups de quille et de coque portés aux baisers des longs embruns sur des yeux humides jusqu’aux effluves exubérantes venues d’une terre au loin jusqu’à franchir le cap tenue sa promesse à l’horizon qui se dessine et les façades dorées d’une ville où larguer les amarres s’affranchir des chaînes marcher sur une plage arriver par des fissures à travers les barricades emportées par le ressac

nous retrouverons la joie nous n’avons plus le choix alors peut-être les yeux des hommes et des femmes n’auront plus ce goût de sel qu’ont la mer et les larmes




au recueil